Pensée et esthétique 

En 1974 Demis Visvikis découvre au travers de la philosophie orientale, la cosmogonie indienne d'où la tradition védique lui inspirera plus tard son oratorio Savitri pour baryton, soprano et orchestre. Par la suite, il fait connaissance avec la pensée Taoïste de Lao Tseu, lit le Tao Tö King (livre de la voie et de la vertu), se plonge dans les ouvrages du couple des philosophes Isha et René Adolphe Schwaller de Lubicz dont les recherches sur Égypte antique lui révèlent la profondeur de la pensée pharaonique. Il s’intéresse aux témoignages du christianisme primitif mais aussi aux querelles et récits souvent contradictoires des premières églises et sectes chrétiennes, à la pensée gnostique et la Gnose d’Alexandrie, se passionne pour la philosophie de Pythagore sur l’Harmonie des Sphères et l’Ordre mathématique dans le Cosmos ainsi qu’à celle de Platon basée sur la toute puissance du Nombre et les valeurs du Vrai, du Bien et du Beau. Il s'enthousiasme aussi des recherches effectuées par l'astronome allemand Johannes Kepler (1571–1630) qui dans son Mysterium Cosmographicum essaya de trouver une relation entre les planètes connues à l'époque et les cinq solides de Platon. 

 Il estime qu’une seule et unique vérité se trouve derrière la diversité de ces courants de pensée et que l’irrésistible élan qui pousse l’Homme à sa recherche, qu’il soit de nature mystique contemplative, philosophique, ou purement scientifique exigeant des preuves irréfutables, n’a d’autre fondement que la soif que celui-ci ressent de sonder l’immensité du mystère qui détermine sa destinée sur une planète, cellule vivante dans l'une parmi les innombrables galaxies qui peuplent l’incommensurable espace de l’Univers.

Imprégné des grands concepts et idéaux platoniciens, Demis Visvikis écrit : « Puisque toutes les forces de l’Univers et leurs qualités proviennent de l’Unité du Commencement Premier, aussi éloignées et contraires que soient leurs actions en tant que phénomènes dans le monde des phénomènes, elles ne demeurent pas moins en relation interdépendante reliées par le fil invisible de leur provenance causale. Par sa capacité de ramener à l’ordre et à l’équilibre les diverses forces antagonistes, de découvrir et d’œuvrer avec les lois de l’harmonie, l’homme prouve qu’il est en quelque sorte le résumé de l’univers, que les lois universelles – d’où jaillit toute la création - sont inscrites en lui et qu’il possède au plus profond de son être le souffle qui guide son âme vers leur perception et la contemplation d’une beauté supérieure laquelle émane de la toute-puissance du Nombre (en tant que valeur qualitative et non quantitative) de l'Ordre et de l'Harmonie. Cette triade serait donc pour le monde des phénomènes le reflet de l’inconcevable Volonté créatrice du monde des causes, intemporelle source de toute existence et de toute vie. »

L’œuvre d’Art lui apparaît comme une possibilité majeure de refléter et d'exprimer artistiquement l’Unité causale, qui en notre monde dualiste ne se manifeste que séparément et par paires de contraires : jour ou nuit, froid ou chaud, bien ou mal etc. Le rapport consonance – dissonance permet à l’artiste de réaliser le mariage des contraires en opérant la fusion de leurs qualités respectives par la juste proportion de leur usage. L’œuvre d’art pourrait dans ce cas proposer un modèle où symboliquement se réaliserait l’union du yin et du yang de la philosophie chinoise, le mariage du soleil et de la lune du Yoga indien16.

L’univers musical de Demis Visvikis est essentiellement modal et tonal. L’atonalité se trouve dans ses œuvres soit en tant que mélodies dont l'identité tonale reste indéterminée soit en tant qu’accords à première vue non classés (car leurs notes aiguës se présentent sous forme d'appoggiatures supérieures et inférieures) qui se succèdent sans résolution dont, pour la plupart, une analyse attentive démontrerait leur provenance modale ou tonale. Parmi les éléments les plus caractéristiques de son œuvre se trouve l’utilisation fréquente des intervalles de seconde, quarte, quinte et septième en succession mélodique et coordination harmonique. Selon lui « chaque intervalle renferme une dynamique qui lui est propre dont les ressources sont insoupçonnées. » La superposition d’harmonies provenant de modes ou tonalités différentes (polytonalité) et la complexité des rythmes superposés (polyrythmie) façonnent la structure de la forme architecturale de ses œuvres qui ensuite s’adapte à l’exigence du contenu. Il a au fil du temps adopté la forme en un seul mouvement qui trouve une lointaine parenté avec la forme sonate mais plus librement élaborée, contenant deux ou trois thèmes principaux qui ensuite donnent naissance à divers développements soit en exploitant les divers matériaux thématiques soit en introduisant des idées nouvelles qui à leur tour s’intègrent dans l’évolution ultérieure de l’œuvre. Pour ses pièces symphoniques en un seul mouvement, il préfère le terme « Symphonie » à celui du « poème symphonique » car il voit dans l’étymologie du nom grec Symphonia (Συμφωνία) qui veut dire accord, un magnifique symbole d’un accord entre les timbres, les hauteurs des sons, les musiciens, le chef d’orchestre et le public.

 Tableau d'harmoniques naturelles

 Dès son arrivée à Paris en 1970, Demis Visvikis rencontre un vaste mouvement d’art contemporain. Il constate rapidement que parmi les différentes tendances, certaines ont comme préoccupation principale de rompre avec le passé et « d’innover à tout prix » par une mise en avant de la dissonance allant parfois même jusqu’à la laideur, afin de s’opposer à la consonance et la beauté par trop conventionnelles à leurs yeux. Tout en comprenant les motivations et peut-être la nécessité historique d'un tel point de vue il pense qu’il est nettement plus difficile d’évoluer que de détruire. Il reste en marge de ces mouvements et se sent beaucoup plus proche des deux grandes figures de la musique française du XXe siècle : Olivier Messiaen et Henri Dutilleux qui surent chacun à sa façon ouvrir des horizons nouveaux au langage musical sans pour autant rompre avec la tradition. Fidèle à la tonalité, il trouve son fondement dans la loi d’harmoniques naturelles dont les six premières donnent l’accord parfait majeur. Ressentant cela comme une loi incontournable, une signature que la nature a posée devant la conscience de l’homme, il la compare à la loi de la gravitation ou à la loi de la respiration nécessaire à tout organisme vivant. Il écrit à ce sujet : « Privé d’air pendant quelques minutes suffit à un organisme pour succomber à l’asphyxie, cela est parfaitement compréhensible de tous, mais combien comprennent le danger d’une asphyxie artistique ? ». Quant au système fermé du sérialisme intégral (dodécaphonisme sériel) lequel interdit toute mélodie ou agrégat (accord) qui pourrait présenter même une légère parenté avec le système tonal, il pose la question suivante : « Les échelles modales qui ont traversé les siècles et donné naissance au système tonal, ces modes anciens qui jaillirent spontanément de l’âme des peuples en diverses régions du monde et se trouvent à l’origine culturel des nombreuses civilisations peuvent elles être soumises à l'usure du Temps et peuvent elles donc être détrônées par une fabrication cérébrale aussi ingénieuse soit elle ? ». Ceci lui paraît être la domination de l’intellect sur la sensibilité, le triomphe de la dissonance sur la consonance et la soumission de l'inspiration aux calculs de l'intelligence cérébrale alors que pour lui c’est l'organisme humain tout entier avec la totale donation de ces capacités intellectuelles et sensibles qui s'offre à la lumière de l'inspiration sans jamais pouvoir la retenir tel le Tao chinois qui n'est la propriété de personne mais se trouve toujours aux côtés de celui qui accepte d'accorder sa volonté au Souffle de la Vie. Le fondateur du sérialisme Arnold Schoenberg dont déjà les œuvres de jeunesse Verklärte Nacht, Pelleas und Melisande, Gurre-Lieder démontrent l'ampleur de son génie n’a-t-il pas lui-même déclaré lorsqu'il fut interrogé durant la Première Guerre mondiale par l'un de ses supérieurs de l'armée autrichienne à propos de son système : « Personne n’ayant voulu l'être, je me suis porté volontaire » et plus tard vers la fin de sa vie, pendant ses années américaines, n'a-t-il pas prononcé la célèbre phrase : « il y a encore tant des belles choses à faire en ut majeur… » ? 

À propos de l'expérimentation artistique Demis Visvikis poursuit : « L’expérimentation, parfaitement légitime aux heures douloureuses de l’enfantement de l’œuvre, cette haute lutte que mène l'artiste pour "transmuter le plomb en Or" devrait demeurer strictement entre les murs de son "laboratoire alchimique". Le public n’est pas un dépotoir où l’on expose les élucubrations de son imagination effrénée, voir les humeurs de son inconscient tout en les qualifiant d'œuvre d'art. Le rôle de l’artiste consiste au contraire à tendre vers la maîtrise de ses forces inconscientes, à ramener au juste équilibre l'ombre et la lumière, à veiller à la juste collaboration tête - cœur (intellect – sensibilité) et à se relier intérieurement à la Source d’où émanent les lois universelles de l’Ordre, de la Mesure, du Rythme et de l’Harmonie dont les rayonnements se déversent telle une lumineuse force d’inspiration qui guide toute création artistique authentique et digne de ce nom. Une telle création demande à l'artiste toute sa maîtrise devant ce moment magique où il est appelé à rendre visible l'invisible, à ordonner et à matérialiser l'immatériel. L’œuvre qui sera livrée au monde sera le fruit du plus sincère effort de l’artiste afin d’exprimer et de réaliser le plus haut degré de Beauté auquel ses forces lui permettent d'accéder, libre de toute tendance ou courant à la mode et indifférent au fait que son œuvre plaise ou pas au public, en se mettant humblement au service de l'Art le plus noble et le plus lumineux que lui dicte son âme. »